Master 2 "Droit de la Montagne" - UGA USMB
Théorie des biens de retour/ Application à des biens acquis par le délégataire avant la conclusion du contrat/ Violation de l’art. 1er Prot. CEDH n° 1 (non)
05/10/2023, Master 2 "Droit de la Montagne" - UGA USMB
Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SÀRL COUTTOLENC FRÈRES c. FRANCE
(Requête no 24300/20)
ARRÊT
Art 1 P1 • Privation de propriété • Transfert à une collectivité territoriale, en vertu de la règle dite des « biens de retour », d’installations de remontées mécaniques exploitées par la société requérante • Société ayant pu exploiter commercialement les équipements litigieux durant plus de vingt-huit ans après l’entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1985 dont résulte la qualification générale du service des remontées mécaniques de « service public » • Absence de charge spéciale et exorbitante du seul fait de la non-obtention du paiement d’une somme correspondant à la valeur vénale des biens transférés à la collectivité territoriale • Large marge d’appréciation • Importance du but légitime poursuivi, s’agissant de la continuité d’un service public s’inscrivant dans une politique d’aménagement du territoire • Proportionnalité
STRASBOURG
5 octobre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sàrl Couttolenc Frères c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
Catherine Brouard-Gallet, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 24300/20) dirigée contre la République française et dont une société de droit français, la Sàrl Couttolenc Frères (« la société requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 12 juin 2020,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 septembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
L’affaire concerne le transfert à une collectivité territoriale, en vertu de la règle dite des « biens de retour », d’installations de remontées mécaniques qu’exploitait la société requérante. La société requérante dénonce une violation de l’article 1 du Protocole no 1.
EN FAIT
La société requérante a son siège à La Sauze. Elle est représentée par Me S. Cottin, avocat.
Le Gouvernement est représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
La société requérante indique que la station de sports d’hiver de Sauze, située dans les Alpes-de-Haute-Provence, a été créée en 1934 sous l’impulsion de la famille Couttolenc, qui a progressivement construit des remontées mécaniques sur des terrains lui appartenant.
Certains ouvrages et équipements de la station, notamment les remontées mécaniques, étaient ainsi exploitées par des sociétés créées par la famille Couttolenc, à travers plusieurs structures, parmi lesquelles figuraient la SARL Société d’exploitation des remontées mécaniques de Sauze (« SERMA ») et la société requérante. Cette dernière exploitait en pleine propriété ou par contrats de location les équipements installés sur les secteurs du « Sauze », du « Super Sauze » et de la « Rente ».
Avec l’entrée en vigueur de la loi no 85-30 du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne, les remontées mécaniques sont devenues un service public à la charge de communes, groupements de communes ou départements, qui peuvent en assurer eux‑mêmes l’exécution, la confier à une autre personne morale de droit public ou la concéder conventionnellement pour une durée déterminée à une entreprise privée.
La loi prévoyait un régime transitoire, laissant quatorze années pour régulariser les services de remontées mécaniques préexistants.
La convention de délégation de service public du 28 décembre 1998 et l’avenant du 18 novembre 2011
C’est ainsi que, le 28 décembre 1998, la société requérante, qui avait jusque-là continué à exploiter ses équipements selon des modalités de droit privé, conclut avec la communauté de communes de la vallée de l’Ubaye (« la CCVU ») une convention de délégation de service public pour une durée de quatorze ans, soit jusqu’au 31 décembre 2012.
L’article 1 de la convention de délégation de service public définissait ainsi son objet :
« (…) l’autorité organisatrice confie au concessionnaire (…) :
– la construction et l’exploitation, à ses risques et périls, des installations de remontées mécaniques des secteurs de (…), selon les modalités définies au cahier des charges ;
– l’aménagement et l’entretien du réseau des pistes de ski alpin desservi par ces installations ;
– l’aménagement et l’exploitation des services annexes liés à l’exploitation et à la mise en sécurité du domaine skiable tels les dispositifs paravalanches, sauf exception prévue par avenant. »
L’article 10, relatif aux obligations et engagements de l’exploitant, précisait notamment qu’il s’engageait à maintenir les appareils de remontée mécanique et les installations du domaine skiable en bon état de marche et de sécurité, à réaliser à ses risques et périls les travaux d’amélioration ou de construction des installations et à entretenir et aménager les pistes.
L’article 24, précisait qu’en fin de contrat, l’autorité organisatrice pourrait :
« – soit proroger la présente convention dans le respect de la législation en vigueur ;
– soit engager une procédure d’appel public à délégation de service public ;
– soit reprendre elle-même l’exploitation du service, [avec] dans ce cas, [reprise] des biens, équipements et installations de l’exploitant (…) moyennant une indemnité fixée soit par accord amiable soit, à défaut d’accord, à dire d’experts. »
Le 18 novembre 2011, les parties signèrent un avenant aux termes duquel la délégation de service public était prolongée jusqu’au 30 juin 2013. L’avenant ajoutait, sous le titre « biens de reprise », que « les biens de reprises tels que figurant en annexe 1 [dont des remontées mécaniques, des cabanes de téléskis et du matériel technique de toute nature] et les autres biens affectés à la délégation de service public mais appartenant à des tiers tels que figurant en annexe 2, [étaient] évalués à la somme forfaitaire de 5 000 000 euros ». Il ajoutait que la CCVU pourrait exiger du délégataire qu’il lui vende les biens de reprise.
Les délibérations de la CCVU du 28 juillet 2014
A l’approche du terme prévu par l’avenant du 18 novembre 2011, la CCVU ouvrit en juin 2012 une procédure de mise en concurrence en vue d’une délégation de service public portant sur l’exploitation de l’ensemble du domaine skiable. Un droit d’entrée de 5 000 000 euros (EUR) hors taxe était exigé « en raison des investissements initiaux réalisés par l’ancien délégataire qu’il n’a pu amortir en raison de la durée du contrat ». La société requérante se porta candidate.
Cette procédure ayant été infructueuse, le CCVU décida de reprendre en régie l’exploitation du domaine skiable.
Les parties ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur l’exécution de l’avenant du 18 novembre 2011.
Le 29 juillet 2013, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille, saisi par la CCVU, enjoignit à la société requérante de remettre à cette dernière l’ensemble des biens, installations et documents nécessaires au fonctionnement du service public des remontées mécaniques listés à l’annexe 1 de l’avenant du 18 novembre 2011.
Les parties ayant repris les négociations, elles signèrent un protocole d’accord aux termes duquel la CCVU s’engageait à payer 2 000 000 EUR à la société requérante en contrepartie de la cession des biens (et 1700 000 EUR à d’autres exploitants), que la CCVU approuva par des délibérations du 28 juillet 2014.
La procédure devant les juridictions administratives
Estimant que cet accord méconnaissait la règle « des biens de retour », le Préfet des Alpes de Haute-Provence saisit le tribunal administratif de Marseille d’une demande d’annulation de ces délibérations.
La demande fut rejetée par un jugement du 18 août 2015, puis par un arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 9 juin 2016.
La décision du Conseil d’État du 29 juin 2018
Le ministre de l’Intérieur se pourvut en cassation contre l’arrêt du 9 juin 2016.
Dans ses conclusions devant le Conseil d’État, le rapporteur public souligna notamment ce qui suit :
« (…) 7. (…) les parties au protocole litigieux développent au soutien de l’arrêt attaque une argumentation fondée sur le respect de la liberté contractuelle et du droit de propriété.
Elles font valoir, tout d’abord, qu’un transfert de propriété portant sur des biens qui appartenaient déjà à l’exploitant ne saurait résulter tacitement du silence des stipulations contractuelles. Toutefois, le retour des biens nécessaires au fonctionnement service public à l’issue du contrat constitue l’un des éléments du régime d’ordre public consacre par [la] décision Commune de Douai. Les parties, à supposer qu’elles souhaitent stipuler sur ce point, ne pourraient donc déroger à la règle, quelle que soit la date d’acquisition des biens.
Le principal argument est toutefois tiré du déséquilibre financier qui résulterait de l’application du régime des biens de retour aux équipements acquis par le concessionnaire antérieurement à sa signature (…)
Les défenseurs rappellent, d’abord, à juste titre, que c’est le financement des équipements par les recettes tirées du contrat et notamment le prix payé par les usagers du service qui justifie, sur le plan économique, le retour gratuit à la collectivité.
Ils postulent, ensuite, que les biens qui appartenaient déjà au concessionnaire et que celui-ci a affectés à la concession ne sauraient, en revanche, avoir été financés par le public. Ces investissements se trouveraient donc situés, en quelque sorte, hors de la sphère de l’équilibre concessif. Les intégrer au patrimoine de la collectivité sans la contrepartie que constituerait un prix de rachat aboutirait par conséquent à déséquilibrer l’économie de la relation contractuelle, en faisant bénéficier le concédant d’un enrichissement sans cause.
Si nous ne pouvons adhérer à ce raisonnement, c’est parce que nous révoquons en doute le postulat selon lequel les biens qui appartenaient déjà au concessionnaire et dont il a fait l’apport ne sont pas pris en compte dans l’équilibre du contrat financé par les usagers.
Nous pensons, au contraire, que cet apport peut et doit être intégré à l’équilibre de la concession : soit ex ante, au moment de la négociation des termes du contrat, soit a posteriori, sous forme indemnitaire, si le déséquilibre se révèle à l’issue de sa période d’exécution.
i) Commençons par la négociation du contrat. Il appartient au futur concessionnaire, quand il en discute l’équilibre économique, de faire valoir l’ensemble des charges qui lui incombent – et, à cet égard, non seulement les investissements qu’il devra réaliser mais aussi, le cas échéant, l’apport des biens dont il est déjà propriétaire et qu’il affecte à la concession.
Il est vrai que la mise en œuvre de ce principe se heurte à une difficulté pratique : comment fixer la valeur des investissements déjà réalisés pour les intégrer à la négociation ?
Certes, [la] jurisprudence prévoit les conditions dans lesquels le concessionnaire peut être indemnisé de la valeur non amortie des biens de retour. Cependant, la particularité des biens dont nous examinons le sort aujourd’hui tient à ce que, au moment de la signature de la concession, ils sont déjà partiellement ou entièrement amortis. Leur valeur nette comptable est donc sans rapport avec le coût que représenterait, pour la collectivité, la réalisation ou l’acquisition de biens comparables auprès d’un autre partenaire – qu’elle se fasse dans le cadre d’un marché si [la] personne publique [décide] d’exploiter l’activité en régie, ou par l’intermédiaire d’un autre concessionnaire qui, lui, devrait réaliser ou acquérir ces équipements pendant l’exécution du contrat et ne manquerait pas de réclamer une durée et une rémunération calculées en conséquence. Aussi cette valeur nette comptable, lorsqu’il y en aura une, ne pourra-t-elle être qu’un élément parmi d’autres que les parties pourront utiliser pour valoriser les biens apportés dans la détermination de l’équilibre financier du contrat.
En réalité, il leur reviendra de s’accorder librement sur les éléments de calcul pertinents au vu des circonstances particulières de chaque espèce – sous réserve, bien entendu, que la méthode retenue n’aboutisse pas à accorder une libéralité au concessionnaire. Nous venons d’évoquer la valeur nette comptable, ainsi que le coût d’acquisition ou de réalisation de biens de même nature, mais on pourrait aussi penser à la durée pendant laquelle les biens apportés pourront être encore utilisés pour les besoins du service public.
Les cas de figure seront extrêmement variés selon la nature des activités concédées.
Si l’on envisage, par exemple, celui des remontées mécaniques qui nous occupe aujourd’hui, le concessionnaire qui affecte au contrat des installations déjà amorties pourrait ainsi se prévaloir de l’existence d’un marché de la revente extrêmement actif, notamment en Europe de l’Est, dans le Caucase ou encore au Moyen-Orient (…).
ii) Admettons à présent que le contrat, tel qu’il a été négocié par les parties et finalement et signé, se révèle a posteriori déséquilibré : sa durée, les tarifs prélevés sur les usagers, ne permettent pas d’assurer la rémunération des biens nécessaires au fonctionnement du service que le concessionnaire a affecté à l’exploitation et qui vont faire retour à la collectivité, notamment ceux dont il était antérieurement propriétaire.
On peut envisager, tout d’abord, que ce déséquilibre résulte d’un vice du consentement : le concessionnaire, s’agissant de la portée de son contrat en tant qu’il le prive de la propriété des biens qu’il a apportés à la concession, a commis une erreur, ou bien a été victime d’un dol de la part de la personne publique. Il sera alors fondé à saisir le juge du contrat afin que celui-ci tire les conséquences, notamment indemnitaires, de cette illégalité, dans le cadre de [la] jurisprudence CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, no 304802, p. 509.
On peut imaginer également – et ce sera le cas le plus habituel – que les parties se soient livrées de bonne foi à une appréciation erronée des avantages accordés au concessionnaire et des charges qui lui ont été imposées et que cette erreur aboutisse, à l’issue du contrat, à un enrichissement sans cause de la personne publique. Là encore, le concessionnaire sera fondé à demander au juge du contrat, en l’absence d’accord avec la collectivité, une indemnité destinée à rétablir l’équilibre économique que les parties sont supposées avoir recherché. Le remboursement de l’ensemble des investissements qu’il a affectés à la concession et qui sont transférés in fine au concédant doit lui être assuré.
Ainsi, pour nous résumer, l’atteinte portée aux conditions d’exercice du droit de propriété du concessionnaire n’est pas plus importante dans le cas des ouvrages dont il était propriétaire avant de signer son contrat, que dans le cas des biens acquis ou réalisés pendant l’exécution de celui-ci. En effet, « l’équivalence honnête entre ce qui est accordé au concessionnaire et ce qui est exigé de lui » est assurée dans les mêmes conditions ; en principe, par les termes du contrat (durée, rémunération par les usages, subventions éventuelles, valeur des investissements…) et, à défaut, sur le terrain indemnitaire.
Quant à la liberté contractuelle, rien ne contraint le futur concessionnaire à signer une convention dont il considérerait les termes comme désavantageux pour lui – notamment du point de vue de la valorisation de ses apports. S’il exploitait antérieurement l’activité que la collectivité souhaite reprendre sous forme concessive, libre à lui de refuser la proposition qui lui est faite et de poursuivre son exploitation ou de céder ses biens sur le marché.
À cet égard toutefois, il existe un cas de figure très particulier – il nous semble d’ailleurs unique – qui est celui de l’activité de remontées mécaniques. Il faut donc l’aborder à présent, pour examiner s’il y a lieu de déroger aux règles générales que nous venons de détailler.
Les remontées mécaniques étaient qualifiées de service public industriel et commercial, lorsqu’elles étaient exploitées par une collectivité, depuis [la] décision CE, Sect., 23 janvier 1959, Commune d’Huez, nos 39532, 39793, p. 67.
Le législateur est allé beaucoup plus loin : en effet, la loi no85-30 du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne a étendu cette qualification au secteur dans son ensemble, y compris donc lorsque les remontées avaient été créés et exploitées à l’initiative de personnes privées, cas de loin le plus fréquent.
La loi a laissé aux personnes publiques organisatrices du service – en principe les communes ou leur groupement – le choix de l’exploiter en régie ou directe ou de le concéder. En ce cas, elle a pris soin d’encadrer la relation contractuelle par des règles destinées à protéger l’intérêt public face aux aménageurs touristiques.
(…) Nous nous trouvons donc, avec les remontées mécaniques, dans un cas de figure tout à fait exceptionnel, où l’atteinte portée aux conditions d’exercice du droit de propriété résulte directement de la loi. C’est en effet le législateur qui a décidé de mettre fin à l’exploitation privée des remontées mécaniques. Ce faisant, il a placé les exploitants privés devant le dilemme économique suivant :
– soit réaliser leur patrimoine immédiatement, en refusant de rentrer dans le régime conventionnel et en cédant leurs installations à la collectivité, dans le cadre d’un accord amiable ou, à défaut, à la suite d’une procédure d’expropriation ;
– soit accepter le régime conventionnel, dont l’application emporte in fine le transfert à la personne publique des ouvrages qui peuvent être qualifiés de biens de retour – à charge pour les opérateurs de négocier avec la personne publique un contrat qui valorise équitablement leur apport : en ce cas, nous retombons dans le schéma général de l’équilibre contractuel, garanti ex ante par les termes de la convention ou ex post par une indemnité complémentaire.
Ni les travaux préparatoires de la loi de 1985, ni les modifications qui lui ont été apportées par la suite et les travaux préparatoires de ces textes, ne laissent penser que le législateur aurait entendu écarter l’application du régime des biens de retour dans la seconde hypothèse.
(…) aucune des deux solutions ouvertes aux exploitants – rachat immédiat ou contractualisation avec les collectivités – ne signifie une privation du droit de propriété ou une mesure d’effet équivalent. Les investissements leur sont remboursés dans tous les cas.
Ils le sont, dans la seconde hypothèse, sous la forme de la rémunération prévue au contrat, éventuellement complétée par une indemnité dans les conditions que nous avons déjà exposées lorsqu’il est nécessaire d’en rétablir l’équilibre.
Les opérateurs de remontées mécaniques étaient libres d’opter pour l’une ou l’autre des deux voies en fonction de leurs calculs économiques. En outre, ils ont disposé d’une période transitoire exceptionnellement longue, de 14 ans au total, à la fois pour envisager le meilleur choix possible et pour adapter leur activité et leurs investissements à cette perspective (…) »
Le 29 juin 2018, le Conseil d’État annula l’arrêt du 16 juin 2016 par une décision motivée comme il suit :
« (…) Sur les règles applicables aux biens de la concession :
Considérant, en premier lieu, que, dans le cadre d’une concession de service public mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l’acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l’ensemble de ces biens, meubles ou immeubles, appartient, dans le silence de la convention, dès leur réalisation ou leur acquisition à la personne publique ; que le contrat peut attribuer au concessionnaire, pour la durée de la convention, la propriété des ouvrages qui, bien que nécessaires au fonctionnement du service public, ne sont pas établis sur la propriété d’une personne publique, ou des droits réels sur ces biens, sous réserve de comporter les garanties propres à assurer la continuité du service public, notamment la faculté pour la personne publique de s’opposer à la cession, en cours de concession, de ces ouvrages ou des droits détenus par la personne privée ;
Considérant, en deuxième lieu, qu’à l’expiration de la convention, les biens qui sont entrés, en application de ces principes, dans la propriété de la personne publique et ont été amortis au cours de l’exécution du contrat font nécessairement retour à celle-ci gratuitement, sous réserve des clauses contractuelles permettant à la personne publique, dans les conditions qu’elles déterminent, de faire reprendre par son cocontractant les biens qui ne seraient plus nécessaires au fonctionnement du service public ; que le contrat qui accorde au concessionnaire, pour la durée de la convention, la propriété des biens nécessaires au service public autres que les ouvrages établis sur la propriété d’une personne publique, ou certains droits réels sur ces biens, ne peut, sous les mêmes réserves, faire obstacle au retour gratuit de ces biens à la personne publique en fin de concession ;
Considérant, en troisième lieu, que lorsque la convention arrive à son terme normal ou que la personne publique la résilie avant ce terme, le concessionnaire est fondé à demander l’indemnisation du préjudice qu’il subit à raison du retour des biens à titre gratuit dans le patrimoine de la collectivité publique, en application des principes énoncés ci-dessus, lorsqu’ils n’ont pu être totalement amortis, soit en raison d’une durée du contrat inférieure à la durée de l’amortissement de ces biens, soit en raison d’une résiliation à une date antérieure à leur complet amortissement ; que lorsque l’amortissement de ces biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat, cette indemnité est égale à leur valeur nette comptable inscrite au bilan ; que, dans le cas où leur durée d’utilisation était supérieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la valeur nette comptable qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat ; que si, en présence d’une convention conclue entre une personne publique et une personne privée, il est loisible aux parties de déroger à ces principes, l’indemnité mise à la charge de la personne publique au titre de ces biens ne saurait en toute hypothèse excéder le montant calculé selon les modalités précisées ci-dessus ;
Considérant que les règles énoncées ci-dessus, auxquelles la loi du 9 janvier 1985 n’a pas entendu déroger, trouvent également à s’appliquer lorsque le cocontractant de l’administration était, antérieurement à la passation de la concession de service public, propriétaire de biens qu’il a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci ; qu’une telle mise à disposition emporte le transfert des biens dans le patrimoine de la personne publique, dans les conditions énoncées au point 3 ; qu’elle a également pour effet, quels que soient les termes du contrat sur ce point, le retour gratuit de ces biens à la personne publique à l’expiration de la convention, dans les conditions énoncées au point 4 ; que les parties peuvent prendre en compte cet apport dans la définition de l’équilibre économique du contrat, à condition que, eu égard notamment au coût que représenterait l’acquisition ou la réalisation de biens de même nature, à la durée pendant laquelle les biens apportés peuvent être encore utilisés pour les besoins du service public et au montant des amortissements déjà réalisés, il n’en résulte aucune libéralité de la part de la personne publique ;
Considérant que, dans l’hypothèse où la commune intention des parties a été de prendre en compte l’apport à la concession des biens qui appartenaient au concessionnaire avant la signature du contrat par une indemnité, le versement d’une telle indemnité n’est possible que si l’équilibre économique du contrat ne peut être regardé comme permettant une telle prise en compte par les résultats de l’exploitation ; qu’en outre, le montant de l’indemnité doit, en tout état de cause, être fixé dans le respect des conditions énoncées ci-dessus afin qu’il n’en résulte aucune libéralité de la part de la personne publique ;
Sur l’arrêt en tant qu’il se prononce sur la qualification des biens en cause et sur les conséquences indemnitaires :
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la cour administrative d’appel de Marseille a commis une erreur de droit et inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis en jugeant que la propriété des biens en cause, alors même qu’ils étaient nécessaires au fonctionnement du service public concédé, n’avait pas été transférée à la communauté de communes dès la conclusion de la convention du seul fait de leur affectation à la concession de service public et que ces biens n’étaient pas régis par les règles applicables aux biens de retour, pour en déduire que le concessionnaire avait droit, du fait de leur retour dans le patrimoine de la CCVU, à une indemnité égale à leur valeur vénale (…) »
L’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 16 décembre 2019
Le 16 décembre 2019, statuant sur renvoi, la cour administrative d’appel de Marseille annula le jugement du 18 août 2015 et les délibérations de la CCVU du 28 juillet 2014, par un jugement ainsi rédigé :
« (…) 3. Dans le cadre d’une concession de service public mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l’acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l’ensemble de ces biens, meubles ou immeubles, appartient, dans le silence de la convention, dès leur réalisation ou leur acquisition, à la personne publique. Le contrat peut attribuer au concessionnaire, pour la durée de la convention, la propriété des ouvrages qui, bien que nécessaires au fonctionnement du service public, ne sont pas établis sur la propriété d’une personne publique, ou des droits réels sur ces biens, sous réserve de comporter les garanties propres à assurer la continuité du service public, notamment la faculté pour la personne publique de s’opposer à la cession, en cours de concession, de ces ouvrages ou des droits détenus par la personne privée.
à l’expiration de la convention, les biens qui sont entrés, en application de ces principes, dans la propriété de la personne publique et ont été amortis au cours de l’exécution du contrat font nécessairement retour à celle-ci gratuitement, sous réserve des clauses contractuelles permettant à la personne publique, dans les conditions qu’elles déterminent, de faire reprendre par son cocontractant les biens qui ne seraient plus nécessaires au fonctionnement du service public. Le contrat qui accorde au concessionnaire, pour la durée de la convention, la propriété des biens nécessaires au service public autres que les ouvrages établis sur la propriété d’une personne publique, ou certains droits réels sur ces biens, ne peut, sous les mêmes réserves, faire obstacle au retour gratuit de ces biens à la personne publique en fin de concession.
Lorsque la convention arrive à son terme normal ou que la personne publique la résilie avant ce terme, le concessionnaire est fondé à demander l’indemnisation du préjudice qu’il subit à raison du retour des biens à titre gratuit dans le patrimoine de la collectivité publique, en application des principes énoncés ci-dessus, lorsqu’ils n’ont pu être totalement amortis, soit en raison d’une durée du contrat inférieure à la durée de l’amortissement de ces biens, soit en raison d’une résiliation à une date antérieure à leur complet amortissement. Lorsque l’amortissement de ces biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat, cette indemnité est égale à leur valeur nette comptable inscrite au bilan. Dans le cas où leur durée d’utilisation était supérieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la valeur nette comptable qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat. Si, en présence d’une convention conclue entre une personne publique et une personne privée, il est loisible aux parties de déroger à ces principes, l’indemnité mise à la charge de la personne publique au titre de ces biens ne saurait en toute hypothèse excéder le montant calculé selon les modalités précisées ci-dessus.
Les règles énoncées ci-dessus, auxquelles la loi du 9 janvier 1985 n’a pas entendu déroger, trouvent également à s’appliquer lorsque le cocontractant de l’administration était, antérieurement à la passation de la concession de service public, propriétaire de biens qu’il a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci. Une telle mise à disposition emporte le transfert des biens dans le patrimoine de la personne publique, dans les conditions énoncées au point 4. Elle a également pour effet, quels que soient les termes du contrat sur ce point, le retour gratuit de ces biens à la personne publique à l’expiration de la convention, dans les conditions énoncées au point 5. Les parties peuvent prendre en compte cet apport dans la définition de l’équilibre économique du contrat, à condition que, eu égard notamment au coût que représenterait l’acquisition ou la réalisation de biens de même nature, à la durée pendant laquelle les biens apportés peuvent être encore utilisés pour les besoins du service public et au montant des amortissements déjà réalisés, il n’en résulte aucune libéralité de la part de la personne publique.
Dans l’hypothèse où la commune intention des parties a été de prendre en compte l’apport à la concession des biens qui appartenaient au concessionnaire avant la signature du contrat par une indemnité, le versement d’une telle indemnité n’est possible que si l’équilibre économique du contrat ne peut être regardé comme permettant une telle prise en compte par les résultats de l’exploitation. En outre, le montant de l’indemnité doit, en tout état de cause, être fixé dans le respect des conditions énoncées ci-dessus afin qu’il n’en résulte aucune libéralité de la part de la personne publique.
En l’espèce, il ressort du dossier que les biens affectés au service public des remontées mécaniques de la station de ski Sauze-Super Sauze par la société [requérante], seule cocontractante de la communauté de communes de la vallée de l’Ubaye, et nécessaires à son fonctionnement, sont pour partie propriétés de cette société et pour partie propriétés de la (…) SERMA, de l’indivision L.C., de l’indivision P.C., et de M. E.C.
En application des règles énoncées ci-dessus, les biens dont la société [requérante] était propriétaire avant la signature de la délégation de service public, qu’elle a affectés au fonctionnement du service public et qui étaient nécessaires à celui-ci, ont fait retour dans le patrimoine de la personne publique à l’expiration du contrat. S’agissant des biens qui, acquis dans le cadre de la concession, n’auraient pas été totalement amortis, la société [requérante] peut seulement, si elle s’y croit fondée, demander l’indemnisation du préjudice qu’elle estime subir à raison de leur retour à titre gratuit dans le patrimoine de la communauté de communes de la vallée de l’Ubaye. Ainsi, les délibérations contestées n’ont pu légalement approuver les termes du protocole d’accord envisagé par les parties, stipulant le rachat des biens en cause au prix de leur valeur vénale résiduelle (…) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les biens de retour
Les biens affectés à une concession de service public sont répartis en trois catégories : les biens propres du concessionnaire, qui en général ne sont affectés qu’accessoirement aux besoins du service, lesquels demeurent la propriété de ce dernier ; les biens de reprise, qui sont plus directement utiles à l’exploitation, qui demeurent la propriété du délégataire sauf clause expresse de rachat ou de retour à titre gratuit dans le patrimoine de la personne publique prévue dans la convention ; les biens de retour, qui peuvent être définis comme étant l’ensemble des biens, meubles ou immeubles, nécessaires au fonctionnement du service public.
Les caractéristiques des biens de retour ont été développées au fil du temps par la jurisprudence du Conseil d’État. En l’espèce, le rapporteur public devant le Conseil d’État a exposé ce qui suit dans ses conclusions :
« (…) Quant aux biens de retour la jurisprudence les a longtemps cernés (…) par les caractéristiques de leur régime juridique, sans se risquer à une définition de leur nature. Elle a consacré très rapidement l’existence de trois attributs.
i) Le premier se reflète dans la dénomination de ces biens : ils reviennent obligatoirement à la collectivité concédante en fin de contrat. Cette caractéristique n’a jamais connu aucune dérogation ni aménagement. On se situe en effet au cœur de la logique des biens de retour. Comme le soulignait le Pr A. Mestre, dans une note devenue canonique : « il ne faut pas oublier que le but essentiel de la concession est de doter la collectivité, sans appel à l’emprunt ou à l’impôt, d’ouvrages d’utilité publique, prêts à fonctionner. Le droit de retour n’est que le moyen juridique par lequel cet objectif sera un jour atteint » (note sur CE, 1er mars 1929, Sté des transports en commun de la région toulousaine, S. 1929.1.75). Autrement dit, la concession n’est pas seulement une modalité de gestion du service public. Elle est aussi et peut-être surtout un mode de financement des ouvrages nécessaires à l’existence et à la continuité de ce service. La qualification de biens de retour, qui implique que ces ouvrages sont de droit la propriété de la personne publique, au plus tard à l’expiration de la convention, constitue une garantie essentielle dans la poursuite de cet objectif puisqu’elle évite de soumettre le transfert de propriété aux aléas de la négociation contractuelle.
Cette seule stipulation suffisait donc à faire qualifier de biens de retour les équipements ainsi désignés : cf. CE, 28 juin 1889, Cie des chemins de fer de l’Est, nos 68505 et 72434, p. 781, conclusions Romieu ; CE, 9 mai 1891, Cie des chemins de fer de l’Est, nos 74346, 74486, p. 359 ; CE, 12 novembre 1897, Sté nouvelle du casino municipal de Nice, no 82773, p. 685).
ii) La deuxième caractéristique de ces biens réside en ceci que le retour se fait, en principe, à titre gratuit – « sans indemnité et en bon état de fonctionnement » pour reprendre la formule habituelle [des] arrêts [du Conseil d’État] : voyez CE, 9 novembre 1895, Ville de Paris, no 81383, p. 701, ou CE, 9 décembre 1898, Compagnie du gaz de Castelsarrasin, ոo 90349, p. 782, ou encore CE 31 mars 1922, Compagnie de l’éclairage des villes, ոo 66377, p. 304 et enfin CE, 28 mars 1928, Société « L’Energie électrique de la Basse-Isère », no 82582, p. 456.
Cette règle découle directement du principe de l’équilibre financier du contrat de concession (…)
(…) Il en résulte que les éléments essentiels du contrat – durée, niveau des recettes prélevées sur les usagers sous la forme d’un prix, importance des investissements mis à la charge du concessionnaire – sont supposés avoir été négociés entre les parties de façon à permettre au cocontractant de l’administration, notamment, de financer les biens qu’il est tenu d’affecter au service. Il est donc logique, dans ces conditions, qu’un bien payé par le public revienne gratuitement à la collectivité à l’expiration de la concession, sauf à faire bénéficier le concessionnaire d’un enrichissement sans cause. Lui reconnaître, par principe, un droit à indemnité, reviendrait en définitive à consacrer un double paiement des ouvrages.
Le seul aménagement à la règle de la gratuité trouve d’ailleurs sa justification dans ce même principe de l’équilibre financier du contrat. Vous jugez en effet, de très longue date, que le concessionnaire a toujours droit à l’indemnisation de la valeur non amortie des biens de retour (…
iii) Enfin, troisième caractéristique des biens de retour, la collectivité concédante en est propriétaire, en principe, non pas à l’issue du contrat, mais bien dès leur affectation au service public – sans préjudice du droit de jouissance exclusif dont dispose le concessionnaire.
À nouveau, il s’agit de garantir que le but essentiel de la concession – qui est de permettre à la collectivité de disposer des ouvrages nécessaires au service public – soit bien atteint à l’issue du contrat. (…) La propriété publique des biens pendant la durée d’exécution du contrat est destinée à prévenir leur évaporation avant que minuit sonne à l’horloge de la concession.
Un grand nombre [des] arrêts [du Conseil d’État] ont été rendus au sujet de cette question de la propriété des biens pendant la durée d’exécution du contrat : outre la décision citée Cie des chemins de fer de l’Est, voyez CE,1er février 1929, Compagnie centrale d’énergie électrique, no 84018, 96941, p. 133 (a contrario) ou CE, Sect., 1er mars 1929, Société des transports en commun de la région toulousaine, no 84896, p. 255. Elle emporte en effet des conséquences fiscales considérables puisque c’est au concédant, en qualité de propriétaire, qu’il appartient alors d’acquitter les taxes foncières pendant la durée de la concession (…) »
Cette jurisprudence a été synthétisée par le Conseil d’État dans la décision d’Assemblée Commune de Douai du 21 décembre 2012 (no 342788) :
« (…) dans le cadre d’une délégation de service public ou d’une concession de travaux mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l’acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l’ensemble de ces biens, meubles ou immeubles, appartient, dans le silence de la convention, dès leur réalisation ou leur acquisition, à la personne publique ;
(…) à l’expiration de la convention, les biens qui sont entrés, en application des principes énoncés ci-dessus, dans la propriété de la personne publique et ont été amortis au cours de l’exécution du contrat font nécessairement retour à celle-ci gratuitement, sous réserve des clauses contractuelles permettant à la personne publique, dans les conditions qu’elles déterminent, de faire reprendre par son cocontractant les biens qui ne seraient plus nécessaires au fonctionnement du service public ; que le contrat qui accorde au délégataire ou concessionnaire, pour la durée de la convention, la propriété des biens nécessaires au service public autres que les ouvrages établis sur la propriété d’une personne publique, ou certains droits réels sur ces biens, ne peut, sous les mêmes réserves, faire obstacle au retour gratuit de ces biens à la personne publique en fin de délégation ;
(…) lorsque la personne publique résilie la convention avant son terme normal, le délégataire est fondé à demander l’indemnisation du préjudice qu’il subit à raison du retour anticipé des biens à titre gratuit dans le patrimoine de la collectivité publique, en application des principes énoncés ci-dessus, dès lors qu’ils n’ont pu être totalement amortis ; (…) lorsque l’amortissement de ces biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat, cette indemnité est égale à leur valeur nette comptable inscrite au bilan ; que, dans le cas où leur durée d’utilisation était supérieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la valeur nette comptable qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat ; que si, en présence d’une convention conclue entre une personne publique et une personne privée, il est loisible aux parties de déroger à ces principes, l’indemnité mise à la charge de la personne publique au titre de ces biens ne saurait en toute hypothèse excéder le montant calculé selon les modalités précisées ci-dessus (…) »
LA LOI du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne ET Le service des remontées mécaniques
Dans sa version applicable en 2014, l’article 1er de la loi no 85-30 du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne était ainsi rédigé :
« La République française reconnaît la montagne comme un ensemble de territoires dont le développement équitable et durable constitue un objectif d’intérêt national en raison de leur rôle économique, social, environnemental, paysager, sanitaire et culturel. Le développement équitable et durable de la montagne s’entend comme une dynamique de progrès initiée, portée et maîtrisée par les populations de montagne et appuyée par la collectivité nationale, qui doit permettre à ces territoires d’accéder à des niveaux et conditions de vie comparables à ceux des autres régions et offrir à la société des services, produits, espaces, ressources naturelles de haute qualité. Elle doit permettre également à la société montagnarde d’évoluer sans rupture brutale avec son passé et ses traditions en conservant et en renouvelant sa culture et son identité.
L’État et les collectivités publiques apportent leur concours aux populations de montagne pour mettre en œuvre ce processus de développement équitable et durable en encourageant notamment les évolutions suivantes :
– faciliter l’exercice de nouvelles responsabilités par les collectivités et les organisations montagnardes dans la définition et la mise en œuvre de la politique de la montagne et des politiques de massifs ;
– engager l’économie de la montagne dans des politiques de qualité, de maîtrise de filière, de développement de la valeur ajoutée et rechercher toutes les possibilités de diversification ;
– participer à la protection des espaces naturels et des paysages et promouvoir le patrimoine culturel ainsi que la réhabilitation du bâti existant ;
– assurer une meilleure maîtrise de la gestion et de l’utilisation de l’espace montagnard par les populations et collectivités de montagne ;
– réévaluer le niveau des services en montagne, assurer leur pérennité et leur proximité par une généralisation de la contractualisation des obligations. »
Le caractère de service public industriel et commercial des remontées mécaniques en montagne lorsqu’elles étaient exploitées par une collectivité, affirmé en 1959 par le Conseil d’État (CE Section, 23 janvier 1959, Commune d’Huez, nos 39532 et 39793, Rec. p. 67), a été consacré par la loi du 9 janvier 1985, qui a étendu la qualification de service public au secteur dans son ensemble, y compris en cas de création et d’exploitation des remontées mécaniques par des personnes privées. Ce service relève désormais de la compétence des communes et de leurs groupements ou des départements qui l’ont organisé avant le 10 janvier 1985. L’exécution de ce service public est assurée soit directement par la personne publique, soit par une entreprise ayant passé à cette fin une convention avec elle. Dans ce cas, si la rémunération du cocontractant est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation, la convention est une délégation de service public (Conseil d’État, avis, section des travaux publics, 19 avril 2005, no 371234).
Les articles 42, 46 et 47 de la loi du 9 janvier 1985 (partiellement codifiés aux articles L. 342-1, L. 342-2, L. 342-9, L. 342-13 et L. 342-14 du code du tourisme) sont ainsi rédigés :
Article 42
« En zone de montagne, la mise en œuvre des opérations d’aménagement touristique s’effectue sous le contrôle d’une commune, d’un groupement de communes ou d’un syndicat mixte regroupant des collectivités territoriales. Sauf recours à la formule de la régie, cette mise en œuvre s’effectue dans les conditions suivantes :
– chaque opérateur doit contracter avec la commune ou le groupement de communes ou le syndicat mixte compétent ;
– chacun des contrats porte sur l’un ou plusieurs des objets constitutifs de l’opération touristique : études, aménagement foncier et immobilier, réalisation et gestion des équipements collectifs, construction et exploitation du réseau de remontées mécaniques, gestion des services publics, animation et promotion.
Les contrats établis à cet effet et, si un contrat porte sur plusieurs des objets constitutifs, pour chacun de ces objets prévoient à peine de nullité :
1o L’objet du contrat, sa durée et les conditions dans lesquelles il peut éventuellement être prorogé ou révisé ;
2o Les conditions de résiliation, de déchéance et de dévolution, le cas échéant, des biens en fin de contrat ainsi que les conditions d’indemnisation du cocontractant ;
3o Les obligations de chacune des parties et, le cas échéant, le montant de leurs participations financières ;
4o Les pénalités ou sanctions applicables en cas de défaillance du cocontractant ou de mauvaise exécution du contrat ;
5o Pour ceux ayant pour objet l’aménagement foncier, la réalisation et la gestion d’équipements collectifs, la gestion de services publics, les modalités de l’information technique, financière et comptable qui doit être portée à la connaissance des communes ou de leur groupement ou du syndicat mixte ; à cet effet, le cocontractant doit notamment fournir chaque année un compte rendu financier comportant le bilan prévisionnel des activités et le plan de trésorerie faisant apparaître l’échéancier des recettes et des dépenses.
(…) ».
Article 46
« Le service des remontées mécaniques est organisé par les communes sur le territoire desquelles elles sont situées ou par leurs groupements ou par le département auquel elles peuvent conventionnellement confier, dans les limites d’un périmètre géographique défini, l’organisation et la mise en œuvre du service.
(…) »
Article 47
« L’exécution du service est assurée soit en régie directe, soit en régie par une personne publique sous forme d’un service public industriel et commercial, soit par une entreprise ayant passé à cet effet une convention à durée déterminée avec l’autorité compétente.
La convention est établie conformément aux dispositions de l’article 42 et fixe la nature et les conditions de fonctionnement et de financement du service. Elle définit les obligations respectives des parties ainsi que les conditions de prise en charge de l’indemnisation des propriétaires pour les servitudes instituées en vertu de l’article 53 de la présente loi. Elle peut prévoir la participation financière de l’exploitant à des dépenses d’investissement et de fonctionnement occasionnées directement ou indirectement par l’installation de la ou des remontées mécaniques.
Dans un délai de quatre ans à compter de la publication de la présente loi, toutes les remontées mécaniques qui ne sont pas exploitées directement par l’autorité compétente doivent faire l’objet d’une convention conforme aux dispositions de la présente loi.
Toutefois, si à l’expiration du délai de quatre ans, du fait de l’autorité organisatrice et sans qu’elle puisse invoquer valablement la responsabilité de l’exploitant, la convention ou la mise en conformité de la convention antérieurement conclue n’est pas intervenue, l’autorisation d’exploiter antérieurement accordée ou la convention antérieurement conclue continue de produire ses effets pour une durée maximale de dix ans.
Lorsque l’autorité organisatrice décide de supprimer le service en exploitation ou de le confier à un autre exploitant, elle doit verser à l’exploitant évincé une indemnité de compensation du préjudice éventuellement subi de ce fait, indemnité préalable en ce qui concerne les biens matériels.
Lorsque l’autorité organisatrice décide de passer une convention avec l’exploitant en place ou de mettre en conformité la convention existante, la convention doit comporter les clauses permettant d’éviter que l’équilibre de l’exploitation ne soit modifié de façon substantielle. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du ProtocOle no 1
La société requérante se plaint du fait qu’en raison de l’application de la règle des biens de retour en sa cause, elle a, à l’échéance de la convention de délégation de service public, été privée de biens dont elle était propriétaire avant la signature de cette convention sans qu’une indemnisation couvrant leur valeur vénale lui soit versée, et en vertu d’une règle qui n’était ni accessible ni prévisible. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Sur la recevabilité
Le Gouvernement estime que la société requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il constate que la procédure interne, qui a été initiée par le préfet et qui visait uniquement l’annulation des délibérations de la CCVU pour illégalité, n’avait pas pour objet son indemnisation. Renvoyant aux conclusions du rapporteur public devant le Conseil d’État, il fait valoir que, si elle estimait que les biens nécessaires au fonctionnement du service public qu’elle avait affectés à l’exploitation et qui ont été retournés à la CCVU à l’issue de la convention n’avaient pas été rémunérés par les tarifs prélevés sur les usagers au cours de celle-ci, la société requérante aurait dû, avant de s’adresser à la Cour, saisir le « juge du contrat » afin qu’il constate l’éventuel déséquilibre économique du contrat et l’enrichissement sans cause de la CCVU, et lui alloue une indemnité rétablissant cet équilibre. Le juge du contrat aurait déterminé si l’annulation du protocole litigieux, qui aurait contribué au déséquilibre économique éventuel de l’accord conclu entre la CCVU et la société requérante, rendait nécessaire l’indemnisation de cette dernière. Il note à cet égard que le Conseil d’État a souligné dans la décision rendue le 29 juin 2018 en la cause de la société requérante, que le versement d’une indemnité est possible lorsque l’équilibre économique du contrat ne peut être regardé comme permettant la prise en compte par les résultats de l’exploitation de l’apport à la concession de biens qui appartenaient au concessionnaire avant la signature du contrat. Il note de plus que, si la société requérante a soulevé la question du déséquilibre du contrat en l’absence d’indemnisation dans le cadre de la procédure en annulation initiée par le préfet, elle l’a fait devant un juge incompétent, le juge de la légalité n’ayant pas le pouvoir de se prononcer sur une question indemnitaire. Il souligne enfin que la voie de l’action indemnitaire devant le juge du contrat est encore aujourd’hui ouverte à la société requérante.
La société requérante réplique qu’elle a dûment soulevé son grief tiré d’une atteinte à son droit de propriété dans le cadre de la procédure interne. Elle ajoute qu’elle a plaidé que le contrat se révélait a posteriori déséquilibré en l’absence d’indemnisation des biens qu’elle avait apportés au moment de sa signature, en particulier devant la cour administrative de Marseille, saisie sur renvoi après cassation. Elle souligne de plus que, si cette juridiction a indiqué dans sa décision du 16 décembre 2019 qu’elle avait la possibilité de demander l’indemnisation des biens qui n’auraient pas été totalement amortis, cette possibilité ne présente aucun intérêt dans son cas puisque, construites entre 1967 et 1989, les remontées mécaniques étaient totalement amorties en fin de concession, de sorte que leur valeur n’est pas comptable mais vénale. Le Conseil d’État ayant considéré dans la décision rendue le 29 juin 2018 en sa cause que les biens ne pouvaient être indemnisés à leur valeur vénale, un nouveau recours n’aurait aucune chance de prospérer.
La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants la possibilité de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant d’en être saisie. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord avoir été soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales selon les procédures appropriées. L’obligation découlant de l’article 35 se limite cependant à faire un usage normal des recours vraisemblablement effectifs, suffisants et accessibles. La Convention ne prescrit ainsi que l’épuisement des recours relatifs aux violations incriminées, qui sont à la fois disponibles et adéquats. Ce qui importe aux fins de cette disposition, c’est que les requérants aient offert aux juridictions internes la possibilité de statuer en premier lieu sur les griefs dont ils saisissent la Cour, en usant d’une voie de recours appropriée. Par ailleurs, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne peut se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (voir, par exemple, Sagan c. Ukraine, no 60010/08, § 43, 23 octobre 2018, ainsi que les références qui y figurent).
C’est donc au regard du grief dont le requérant saisit la Cour que s’apprécie l’épuisement des voies de recours internes. En l’espèce, invoquant l’article 1 du Protocole no 1, la société requérante se plaint du fait qu’en raison de l’application de la règle des biens de retour en sa cause, elle a, à l’échéance de la convention de délégation de service public, été privée de biens dont elle était propriétaire avant la signature de cette convention, sans qu’une indemnisation couvrant leur valeur vénale lui soit versée, et en vertu d’une règle qui n’était ni accessible ni prévisible.
La Cour constate tout d’abord qu’il ressort du dossier que la CCVU a fait valoir devant le Conseil d’État que le retour de biens dont le concessionnaire était propriétaire avant la conclusion de la convention de concession serait constitutif d’une expropriation implicite, contraire à l’article 1 du Protocole no 1 à défaut d’une justification tenant de l’utilité publique et en l’absence d’une juste et préalable indemnisation tenant compte de la valeur marchande des biens, et qu’elle a caractérisé ce moyen au regard de la situation spécifique de la société requérante. La société requérante a ensuite développé le même argument devant la cour administrative d’appel de Marseille saisie sur renvoi.
La Cour relève ensuite que le Conseil d’État a jugé le 29 juin 2018 en la cause de la société requérante que, même lorsque le concessionnaire était propriétaire de biens nécessaires au fonctionnement du service public avant la conclusion de la convention de délégation, ces biens doivent être retournés à la personne publique à l’échéance de celle-ci, gratuitement dès lors qu’ils sont amortis. Saisir le juge du contrat en vue de l’obtention d’une indemnité destinée à rétablir l’équilibre du contrat comme le suggère le Gouvernement n’aurait donc pas permis à la société requérante d’obtenir une somme couvrant la valeur vénale des biens et, par conséquent, n’aurait pas répondu au grief.
Il apparaît ainsi que les juridictions internes ont été dûment mises en mesure d’examiner préalablement le grief dont la Cour est saisie.
Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.
Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
Sur le fond
Arguments des parties
a) La société requérante
Selon la société requérante, le raisonnement du Conseil d’État en sa cause s’appuie sur l’idée qu’en acceptant de conclure une convention de délégation de service public, le contractant de la personne publique accepte de transférer gratuitement ses biens dans le patrimoine de celle-ci quelles que soient les stipulations du contrat sur ce point. Elle juge cet argument erroné dès lors que les exploitants de remontées mécaniques ont été contraints par la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne de conclure une convention de délégation de service public s’ils voulaient poursuivre l’exploitation de la station de ski qu’ils avaient créée. Elle ajoute qu’en 1998, la CCVU n’avait pas les finances nécessaires pour racheter l’ensemble des remontées mécaniques, de sorte qu’elles ont repoussé la question de l’indemnisation à la fin du contrat, en qualifiant les installations de « biens de reprise » et en prévoyant qu’elles pourraient alors être achetés par la CCVU à leur valeur vénale.
La société requérante estime qu’il y a eu dans son cas une expropriation de fait, sans utilité publique, non « prévue par la loi », et sans juste indemnité.
À propos de la légalité, elle souligne qu’en 1998, lors de la conclusion du contrat de délégation, aucune règle suffisamment claire et prévisible ne lui permettait de considérer, même entourée de conseils éclairés, que les biens dont elle était propriétaire allaient retourner gratuitement à la collectivité publique, ce que montrerait du reste le fait que les parties ont prévu exactement l’inverse dans leur convention. Il était selon elle impossible de savoir que le Conseil d’État déciderait en 2018 que les biens appartenant au délégataire antérieurement à la signature du contrat reviendraient gratuitement à la personne publique. Elle signale aussi que le principe de l’indemnisation à la hauteur de la valeur vénale avait été admis par la cour administrative d’appel de Lyon dans sa décision Société Télépente des Gets du 16 février 2012, ainsi que par la cour administrative de Marseille dans la première décision qu’elle a rendue en sa cause le 9 juin 2016. Elle note de plus que lorsque le dossier a été appelé une première fois devant le Conseil d’État, le rapporteur public a conclu à la confirmation de cette dernière décision et de l’indemnisation à hauteur de la valeur vénale, et qu’il aura fallu une décision de la Section du Contentieux pour trancher la question, ce qui montrerait que la règle dégagée par le Conseil d’État n’allait pas de soi. La société requérante souligne aussi que l’idée qui sous-tend la théorie des biens de retour est que le droit des concessions est un moyen pour la personne publique de se doter d’ouvrages d’utilité publique sans recourir à l’emprunt ou à l’impôt ; le concessionnaire est autorisé à construire des ouvrages par la personne publique, et est rémunéré de ses investissements par les revenus de l’exploitation de ces ouvrages et, à la fin du contrat, ces ouvrages reviennent gratuitement à la personne publique. Dans la mesure où c’est le contrat de concession qui permet au délégataire de construire un ouvrage public et de tirer un bénéfice de son exploitation, il apparaît normal que la durée de la concession soit déterminée par la durée de l’amortissement de l’ouvrage et, qu’en fin de convention, cet ouvrage revienne gratuitement à la collectivité. Cet équilibre du montage contractuel ne serait toutefois caractérisé que dans l’hypothèse où le contrat de concession autorise le délégataire à construire. Or, souligne-t-elle, en l’espèce les équipements ont été construits par elle sur ses propres terrains, à une époque où il n’était pas nécessaire de conclure une convention avec la collectivité, et elle ne pouvait se douter que conclure un jour une telle convention entraînerait un transfert gratuit de ses biens à cette dernière.
S’agissant du but poursuivi, la société requérante déclare ne pas contester que les nécessités de continuité de service public justifient que la personne publique puisse se rendre propriétaire des bien de son contractant, à condition de les indemniser. Observant que la France est le seul pays de l’arc alpin à considérer que les remontées mécaniques sont un service public, elle en déduit qu’il ne s’agit pas d’un secteur public fondamental et que les atteintes aux libertés et droits individuels doivent en conséquence être d’autant plus strictement appréciés.
Sur l’absence d’indemnisation, la société requérante fait valoir qu’étant donné la durée imposée par les textes d’une délégation de service public, qui doit correspondre à la durée d’amortissement des biens, en particulier en matière de remontées mécaniques, l’indemnisation à la valeur nette comptable est théorique, le bien étant normalement amorti à la fin de la convention, et que la valeur nette comptable ne reflète pas la valeur marchande des biens.
D’après la société requérante, si on peut considérer en l’espèce que la privation de propriété est commandée par l’intérêt général, les conditions qui l’entourent ne ménagent pas un juste équilibre entre les impératifs de l’utilité publique et le respect de ses droits fondamentaux. Elle dénonce l’iniquité des conséquences pratiques de l’application de la règle des biens de retour lorsque des personnes privées ayant construit des infrastructures sur des terrains privés se trouvent dépossédées sans aucune indemnité. Le fait qu’elles ont contracté avec la personne publique serait sans influence dès lors que le contrat ne prévoyait pas que les biens reviendraient gratuitement à la collectivité en fin de contrat mais, au contraire, que la collectivité pourrait les racheter à leur valeur marchande.
Renvoyant à l’arrêt Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC] (no 25701/94, § 89, 28 novembre 2002), la société requérante rappelle qu’une privation de propriété constitue une atteinte excessive en l’absence de versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, et qu’un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier que dans des circonstances exceptionnelles. Selon elle, aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait l’intégration de ses biens dans le patrimoine public sans indemnité.
b) Le Gouvernement
Le Gouvernement souligne qu’il n’y a pas eu privation de biens en l’espèce. Il fait valoir à cet égard, d’une part, que la société requérante a volontairement choisi de soumettre ses biens à la jurisprudence des biens de retour en contrepartie des bénéfices que lui apportait le contrat de délégation de service public. Il indique que la loi du 9 janvier 1985 prévoyait une période transitoire de quatorze ans durant laquelle les exploitants avaient trois options : soit réaliser leur patrimoine immédiatement, en cédant leurs installations à la collectivité en contrepartie d’une juste indemnité ; soit conclure un contrat de délégation de service public, avec in fine le transfert des biens de retour, à charge pour eux de négocier avec la collectivité un contrat qui valorise équitablement leur apport à la concession, la limitation du droit de l’exploitant étant alors compensée par le schéma général de l’équilibre contractuel, garanti ex ante par les termes de la convention, ou ex post, par une indemnité complémentaire, dans le cas où l’exploitant saisirait le juge du contrat après l’expiration de la convention pour obtenir une indemnisation visant à compenser le déséquilibre du contrat initial ; soit céder ses biens et droits réels au prix du marché à un tiers, qui aurait alors négocié une délégation de service public. D’autre part, le Gouvernement expose que les décisions de la juridiction administrative au fond se sont bornées à constater l’illégalité des protocoles d’accord au regard de la loi du 9 janvier 1985 et de la règle des biens de retour ; elles n’ont pas définitivement statué sur la question des modalités d’indemnisation éventuelles de la société requérante. D’après lui, une fois l’illégalité des délibérations constatée par décision de justice, les deux parties pouvaient poursuivre les négociations et rédiger un nouveau protocole d’accord prenant en compte les exigences fixées par la jurisprudence des biens de retour, qui pouvait prévoir l’indemnisation de l’exploitant. À titre subsidiaire, le Gouvernement souligne que la société requérante, qui est une actrice expérimentée du monde économique intervenant depuis longtemps dans le secteur de l’exploitation du domaine skiable, ne saurait prétendre qu’elle n’a pu volontairement consentir au transfert de ses biens en 1998 parce qu’elle ignorait la jurisprudence relative aux biens de retour ou l’estimait inapplicable.
Le Gouvernement estime par ailleurs que la restriction du droit de propriété de la requérante était prévue par la loi. Il indique, premièrement, que la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne a qualifié les remontées mécaniques de service public, avec pour conséquence l’application de la règle jurisprudentielle bien établie des biens de retour. Deuxièmement, ce nouveau régime juridique était accompagné de garanties puisque l’article 47 de la loi prévoyait un régime transitoire pour la régularisation des services de remontées mécaniques mis en place antérieurement par des personnes privées, laissant aux exploitants plusieurs années pour conclure une convention de délégation de service public conforme ; le Conseil d’État a recherché l’intention du législateur et constaté qu’il n’avait pas entendu déroger en 1985 au régime des biens de retour, ce qui ressort aussi des débats de la loi no 2013-431 du 28 mai 2013 portant diverses dispositions en matière d’infrastructures et de services de transports, qui a modifié l’article L. 342-2 du code du tourisme. Troisièmement, en 1998, lorsque la société requérante a conclu la convention il y avait déjà une jurisprudence établie relative au régime juridique applicable aux biens de retour, jugés indispensables à l’exécution du service public. Dans la mesure où la loi du 9 janvier 1985 faisait relever les remontées mécaniques et le domaine skiable du service public, la société requérante ne pouvait ignorer que l’apport de ses biens aux fins de décrocher le contrat de délégation de service public emporterait leur transfert effectif à la collectivité à l’expiration de la convention. Selon le Gouvernement, « la jurisprudence administrative appliquée par le Conseil d’État et la cour administrative d’appel de Marseille était prévisible et raisonnable » dès lors qu’elle était commandée par la nature spécifique des biens en cause, qui les rendait nécessaires à l’exécution du service public, que les décisions qu’ils ont rendues se bornaient à appliquer une jurisprudence déjà bien établie. Il ajoute que le « caractère raisonnable et rationnel de la jurisprudence relative aux biens de retour (…) dérive pleinement de l’économie et de la fonction du contrat de concession, qui est de permettre à l’État de financer à bas coût un service public ».
Le Gouvernement soutient ensuite que la restriction en question répondait à un motif d’utilité publique et d’intérêt général, dès lors que confier la gestion des remontées mécaniques et des biens nécessaires à l’exploitation du domaine skiable répond à deux objectifs d’intérêt public : d’une part, cette évolution s’inscrit dans le cadre de la politique d’aménagement de la montagne qui a pour finalité de lutter contre la désertification de ces territoires, les stations de sport d’hiver concourant au développement économique des communes de montagne ; d’autre part, elle a été jugée nécessaire par le législateur et la juridiction administrative pour garantir la continuité du service public des remontées mécaniques.
Selon le Gouvernement, il n’y a pas eu rupture du juste équilibre que l’État doit ménager entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En premier lieu, il fait valoir que le droit français n’exclut pas l’indemnisation des exploitants ayant apporté leurs biens à une concession dans le cadre d’une délégation de service public, et que les biens apportés par la société requérante ont été valorisés initialement lors de la conclusion du contrat de délégation de service public de 1998 du fait de la place essentielle qu’ils occupaient dans le schéma de l’équilibre contractuel qui déterminait les droits et obligations des parties. En deuxième lieu, il rappelle que la société requérante n’était pas forcée de conclure un contrat de délégation de service public puisqu’elle aurait également pu céder ses biens à un autre exploitant ou accepter l’expropriation en échange d’une juste compensation, l’existence de trois possibilités constituant un tempérament favorisant la conciliation de l’objectif d’intérêt public de bonne gestion des remontées mécaniques et des droits contractuels des exploitants. Le Gouvernement ajoute que, s’il s’avère qu’un contrat de délégation de service public traduit un déséquilibre trop important, le délégataire peut invoquer un vice de consentement devant le juge du contrat, ce qui ouvre la voie de l’action indemnitaire, en application de la jurisprudence du Conseil d’État du 28 décembre 2009, Commune de Béziers. De plus, le calcul de l’indemnisation sur la base de la valeur nette comptable ne serait pas systématique lorsque le délégataire détenait les biens de retour préalablement à son engagement contractuel. Enfin, lorsque la mauvaise estimation de l’équilibre contractuel est due à une application erronée des avantages et charges, le juge administratif pourrait être amené à considérer que le déséquilibre conduit à un enrichissement sans cause de la personne publique et allouer au délégataire une indemnité rétablissant l’équilibre économique que les patries sont supposées avoir recherché.
Ainsi, d’après le Gouvernement, quand bien même l’équilibre général du contrat de délégation aurait fait peser une charge sur la société requérante, l’excessivité de celle-ci serait due au fait que la société requérante n’a pas saisi le juge du contrat pour obtenir une indemnité compensant le dommage qu’elle a subi.
Appréciation de la Cour
La décision du Conseil d’État Commune de Douai du 21 décembre 2012 (paragraphe 26 ci-dessus), qui synthétise la jurisprudence relative aux « biens de retour », énonce notamment que, « dans le cadre d’une délégation de service public ou d’une concession de travaux mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l’acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l’ensemble de ces biens appartient, dans le silence de la convention, dès leur réalisation ou leur acquisition, à la personne publique ». La décision du Conseil d’État du 29 juin 2018 (paragraphe 22 ci-dessus) et l’arrêt de la cour d’appel de Marseille du 16 décembre 2019 (paragraphe 23 ci-dessus), rendus en la cause de la société requérante, ont précisé que cela vaut aussi « lorsque le cocontractant de l’administration était, antérieurement à la passation de la concession de service public, propriétaire de biens qu’il a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci ». Ils ont ajouté « qu’une telle mise à disposition emporte le transfert des biens dans le patrimoine de la personne publique, dans les conditions [ci-dessus] » soit, ainsi que le comprend la Cour, à la date de la conclusion de la convention de délégation de service public.
La Cour en déduit que les biens litigieux, dont la société requérante était propriétaire avant la conclusion du contrat de délégation de service public du 28 décembre 1998, ont été transférés à cette date dans le patrimoine de la CCVU.
Elle note que le Gouvernement ne conteste pas qu’il y a eu transfert à la CCVU de la propriété de biens appartenant à la société requérante, mais soutient que ce transfert ne s’analyse pas en une privation de propriété, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle juge toutefois inutile de trancher cette question dès lors qu’en l’espèce, d’une part, l’application de la règle des biens de retour est en tout cas constitutive d’une ingérence dans la jouissance du droit au respect des biens, et, d’autre part, à supposer même que cette ingérence soit constitutive d’une privation de propriété, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 pour les raisons indiquées ci-après.
La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils sont énoncés dans l’arrêt Béláné Nagy c. Hongrie [GC] (no 53080/13, §§ 112-116, 13 décembre 2016) notamment. Il en ressort que toute ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens doit être légale, servir un intérêt public (ou général) légitime et être raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit, le juste équilibre à préserver entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu étant brisé si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante.
a) Sur la légalité de l’ingérence
La Cour rappelle que le principe de légalité exige, d’une part, que l’ingérence ait une base en droit interne, étant entendu qu’il peut s’agir du droit d’origine jurisprudentiel comme du droit d’origine législative (voir, par exemple, Špaček, s.r.o., c. République tchèque, no 26449/95, § 54, 9 novembre 1999), et, d’autre part, que cette base légale présente une certaine qualité : elle doit être compatible avec la prééminence du droit et offrir des garanties contre l’arbitraire. Il s’ensuit qu’en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, en ce compris la Constitution, les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (voir, par exemple, Vistiņš and Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 96-97, 25 octobre 2012).
En l’espèce, certes, comme le souligne la société requérante, le Conseil d’État n’avait pas expressément jugé avant l’arrêt qu’il a rendu en sa cause que la règle des biens de retour s’appliquait à des biens dont le délégataire était propriétaire antérieurement à la signature de la convention de délégation de service public.
La Cour constate cependant que cette règle est énoncée depuis longtemps par la jurisprudence du Conseil d’État. Cela ressort notamment des conclusions présentées en l’espèce par le rapporteur public devant cette juridiction (paragraphe 25 ci-dessus). D’après cette règle, dans le cadre d’une convention de délégation de service public, les biens nécessaires au fonctionnement du service public sont, par principe, dans le silence de la convention, la propriété de la personne publique délégante dès leur réalisation ou leur acquisition par le concessionnaire, et lui font obligatoirement retour au terme du contrat, en principe à titre gratuit, sous réserve qu’ils aient été totalement amortis.
La Cour, qui relève que la qualification générale du service des remontées mécaniques de « service public » résulte de la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne, estime qu’en signant le 28 décembre 1998 la convention de délégation de service public litigieuse avec la CCVU, la société requérante ne pouvait ignorer que le régime de la délégation de service public, qui comprend la règle des biens de retour, s’appliquerait dans son cas. Elle note de plus que le rapporteur public devant le Conseil d’État a relevé que ni les travaux préparatoires de cette loi, ni les modifications qui lui ont été apportées par la suite et les travaux préparatoires de ces textes, ne laissaient penser que le législateur aurait entendu écarter l’application du régime des biens de retour aux situations telles que celle de la société requérante (paragraphe 21 ci-dessus).
La Cour constate par ailleurs que la société requérante a eu la possibilité de défendre sa cause contradictoirement devant les juridictions internes, en particulier au regard de l’application de la règle des biens de retour, et que la question de l’application de cette règle a fait l’objet d’un examen approfondi, comme cela ressort des conclusions du rapporteur public devant le Conseil d’État ainsi que des motifs de la décision de cette juridiction et de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 16 décembre 2019 (paragraphes 21-23 ci-dessus).
Il résulte de ce qui précède que la condition de légalité de l’ingérence est remplie en l’espèce.
b) Sur le but poursuivi
La Cour constate que l’ingérence dénoncée par le requérant dans la jouissance de son droit au respect des biens, qui résulte de l’application en sa cause de la règle des biens de retour, visait à assurer la continuité du service public. Un tel but relève sans conteste de l’intérêt public, d’autant plus que, s’agissant en l’espèce du service public des remontées mécaniques, il se rattache à l’objectif de développement équitable et durable des territoires de montagne, qui a été déclaré « objectif d’intérêt national » par la loi du 9 janvier 1985 (paragraphe 27 ci-dessus).
c) Sur la proportionnalité
À supposer que l’ingérence litigieuse soit constitutive d’une privation de propriété, la Cour rappelleque sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une ingérence de cette nature constituerait d’ordinaire une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition ne garantit pourtant pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale. Des objectifs légitimes « d’utilité publique » peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (voir, notamment, Kravchuk c. Russie, no 10899/12, § 40, 26 novembre 2019, Grainger et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 34940/10, § 37, 10 juillet 2012, et James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A no 98). En outre, le contrôle de la Cour se borne à rechercher si les modalités choisies excèdent la large marge d’appréciation dont l’États jouit en la matière (voir, notamment, précités, Grainger et autres et James et autres, ibidem).
Sur ce dernier point, la Cour constate en outre que l’ingérence litigieuse s’inscrit dans le cadre de l’application de la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à l’aménagement du territoire, dont l’objet est, comme cela ressort de son premier article (paragraphe 27 ci-dessus), l’aménagement du territoire et la protection de l’environnement, domaines dans lesquels les États jouissent d’une grande marge d’appréciation (voir, par exemple, Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 78, CEDH 2007-V (extraits)).
Ceci étant, la Cour relève que la société requérante a, avant l’intervention de la loi du 9 janvier 1985, exploité commercialement durant plusieurs décennies ses propres équipements de remontées mécaniques, dans un cadre de droit privé.
La loi du 9 janvier 1985 a conféré le caractère de « service public » à l’ensemble du service des remontées mécaniques, confiant son organisation à des collectivités territoriales. Tout ce secteur d’activité était concerné, y compris les remontées mécaniques qui étaient alors exploitées par des personnes de droit privé selon des modalités de droit privé. Cette loi offre aux collectivités territoriales concernées le choix entre assurer elles-mêmes l’exécution de ce service, la confier à une autre personne morale de droit public et la concéder conventionnellement pour une durée déterminée à une entreprise privée. Dans le troisième cas de figure, elle donnait quatre ans aux exploitants privés et aux collectivités territoriales concernées pour conclure une convention de concession de service public. Elle ajoutait cependant que, dans le cas où une telle convention n’avait pu être conclue à l’expiration de ce délai du fait de la collectivité territoriale concernée, l’autorisation d’exploiter antérieurement accordée continuait de produire ses effets pour une durée maximale de dix ans.
La société requérante, qui a bénéficié de cette mesure transitoire, a continué d’exploiter ses installations sous le régime du droit privé durant les quatorze années qui ont suivi l’entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1985.
Au cours ou à l’issue de cette période de quatorze années, la société requérante aurait pu cesser son activité et céder ses équipements à la CCVU au prix du marché, à l’amiable ou à la suite d’une procédure d’expropriation, voire, d’après le Gouvernement, à une personne privée. Elle a cependant choisi de poursuivre son activité après la période transitoire, avec pour seule possibilité à cette fin de conclure une convention de délégation de service public avec la CCVU, conformément à l’article 47 de la loi du 9 janvier 1985, ce qu’elle a fait le 28 décembre 1998 (paragraphes 8-11 ci-dessus).
La société requérante a ensuite exploité les remontées mécaniques durant quinze années sous le régime de la délégation de service public.
Elle a donc continué à exploiter commercialement les équipements litigieux durant plus de vingt-huit ans après l’entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1985.
La convention de délégation de service public du 28 décembre 1998 prévoyait qu’en cas de reprise de l’exploitation par la CCVU à son terme, les biens, équipements et installations de la société requérante seraient repris par cette dernière moyennant une indemnité ; un avenant du 18 novembre 2011 qualifiait divers biens apportés par la société requérante, dont les installations de remontées mécaniques, de « biens de reprise », et précisait que la CCVU pourrait exiger du délégataire qu’il les lui vende.
Après l’expiration du terme de la convention de délégation de service public, la CCVU et la société requérante ont conclu un accord selon lequel la première s’engageait à verser à la seconde, en contrepartie de la cession des biens visés par l’avenant (ainsi que de quelques bien additionnels), le montant de 2 000 000 EUR, reflétant leur valeur vénale. L’accord n’a cependant pu être mis en œuvre en raison de l’annulation par le juge interne, sur le fondement de la règle des biens de retour, des délibérations de la CCVU l’approuvant.
Le Conseil d’État et la Cour administrative de Marseille (paragraphes 22 et 23 ci-dessus) ont jugé à cet égard que les parties à une convention de concession de service public peuvent prendre en compte, dans le cadre de la définition de l’équilibre économique du contrat, les biens dont le concessionnaire était propriétaire antérieurement à la signature de la convention, qu’il affecte au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci, à condition qu’il n’en résulte aucune libéralité de la part de la personne publique qui est partie à la convention, eu égard notamment au coût que représenterait l’acquisition ou la réalisation de biens de même nature, à la durée durant laquelle les biens apportés peuvent encore êtes utilisés pour les besoins du service public et au montant des amortissements déjà réalisés. Les parties peuvent à cette fin prévoir dans la convention le versement d’une indemnité au concessionnaire, mais une telle indemnité ne peut être versée que si, selon la formule de la décision du Conseil d’État du 29 juin 2018, reprise dans l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 16 décembre 2019, « l’équilibre économique du contrat ne peut être regardé comme permettant une telle prise en compte par les résultats de l’exploitation ».
S’il en résulte que la société requérante n’a pu obtenir le versement d’une somme correspondant à la valeur vénale des biens litigieux, il n’en résulte pas pour autant qu’elle a été privée de toute compensation et de toute possibilité d’indemnisation.
En effet, d’une part, la société requérante indique elle-même que les équipements qu’elle a apportés à l’exploitation étaient amortis à la fin de la concession (paragraphe 32 ci-dessus). Il s’en déduit que le coût de ces équipements, qui avait ainsi été comptabilisé en charges, était couvert par les résultats de l’exploitation lorsqu’ils ont fait retour à la CCVU.
D’autre part, il ressort des conclusions du rapporteur public devant le Conseil d’État (paragraphe 21 ci-dessus), auxquelles renvoie le Gouvernement (paragraphe 31 ci-dessus), que, si le contrat se révèle a posteriori déséquilibré, et aboutit à son issu à un enrichissement sans cause de la personne publique, le concessionnaire est fondé à saisir le juge du contrat d’une demande tendant à l’obtention d’une indemnité destinée à rétablir l’équilibre économique du contrat.
La société requérante aurait donc pu saisir les juridictions administratives d’un recours de plein contentieux, plaider dans ce cadre que l’accord approuvé par les délibérations de la CCVU du 28 juillet 2014 contribuait à l’équilibre économique du contrat, faire valoir que l’annulation de ces délibérations, qui empêchait la mise en œuvre de cet accord, avait rompu cet équilibre, et réclamer une indemnité destinée à le rétablir.
Selon le Gouvernement, cette possibilité est toujours ouverte à la société requérante.
Il apparaît en fait que la valeur des biens nécessaires au fonctionnement du service public apportés par le délégataire au moment de la signature de la convention de délégation de service public, qui sont transférés dans le patrimoine de la personne publique délégante, est en principe compensée puisqu’elle est intégrée au calcul de l’équilibre économique du contrat au moment de sa signature, et qu’à défaut, le délégataire peut, au terme du contrat, obtenir du juge administratif une indemnisation destinée à rétablir cet équilibre.
Dans cette circonstance, à supposer que l’ingérence litigieuse soit constitutive d’une privation de propriété, compte tenu aussi de ce que la société requérante a pu exploiter commercialement les équipements litigieux durant plus de vingt-huit ans après l’entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1985, on ne saurait considérer qu’elle a supporté une charge spéciale et exorbitante du seul fait qu’elle n’a pu obtenir le paiement d’une somme correspondant à la valeur vénale des biens transférés à la CCVU. Vu de plus la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur et l’importance du but légitime poursuivi, s’agissant de la continuité d’un service public s’inscrivant dans une politique d’aménagement du territoire, la Cour conclut que cette ingérence était raisonnablement proportionnée à ce but.
Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
Déclare la requête recevable ;
Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Ravarani et Mourou-Vikström.
G.R.
V.S.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES RAVARANI ET MOUROU-VIKSTRÖM
Nous avons voté en faveur de la non-violation de l’article 1er du Protocole additionnel à la Convention, parce qu’en matière d’indemnisation du fait de la privation de propriété par les pouvoirs publics les États jouissent d’une large marge d’appréciation, parce qu’une indemnisation selon le droit commun n’est pas requise en la matière et enfin parce qu’on peut considérer que la requérante a entre-temps valorisé ses investissements.
Au-delà de ce constat, nous avons eu et avons toujours de sérieux questionnements et doutes concernant cette affaire qui concerne l’indemnisation de la société requérante à la fin du contrat de concession de service public. Nous n’entendons pas remettre en question le mécanisme français de la concession d’un service public, ni la théorie des « biens de retour » en vertu de laquelle les biens affectés par le concessionnaire au fonctionnement du service public sont censés, à la fin de la concession, avoir appartenu ab initio à la partie publique concédante. Nous n’entendons pas davantage remettre en question le mode d’indemnisation du concessionnaire qui ne peut pas prétendre à la contrepartie monétaire de la valeur vénale des biens, mais peut seulement obtenir une indemnisation dans la mesure où ses investissements ne sont pas amortis.
Or, on ne saurait assez insister sur le caractère très spécifique de la présente affaire qui n’a pas suivi le schéma traditionnel des concessions de service public, et c’est cette spécificité qui nous fait douter, à plusieurs égards, du raisonnement de la majorité pour aboutir à la non-violation. En l’espèce, la requérante était propriétaire de terrains montagneux et y avait érigé et exploitait, dès 1934, sous un régime de pur droit privé, des remontées mécaniques et autres biens d’équipement qu’elle avait elle-même payés. Elle ne s’est donc pas fait attribuer par les pouvoirs publics des terrains appartenant à l’État. Ce cas de figure est inédit. La loi du 9 janvier 1985 a mis fin à ce régime de droit privé en qualifiant les remontées mécaniques de service public et en permettant aux exploitants de signer avec les pouvoirs publics une convention de délégation de service public. La loi prévoyait une période transitoire pour régulariser les services de remontées mécaniques préexistants pendant laquelle toutes les remontées mécaniques non exploitées par l’autorité compétente devaient faire l’objet d’une convention de concession de service public. À défaut, l’autorisation d’exploiter antérieurement accordée expirait après un délai de dix ans.
La partie publique (la CCVU) et la requérante conclurent en 1998 une convention de délégation de service public. Il était prévu qu’en fin de contrat, l’autorité organisatrice pouvait reprendre elle-même l’exploitation du service. Dans ce cas, les équipements et installations devaient être « repris » – et non « retournés » – moyennent une indemnité fixée soit par accord amiable, soit, à défaut d’accord, à dire d’experts. Après certaines vicissitudes, les parties signèrent finalement, le 28 juillet 2014, un protocole d’accord aux termes duquel la CCVU s’engageait à payer 2 000 000 € à la société en contrepartie de la cession des biens.
C’est la délibération approuvant cet accord que le préfet attaqua dans la suite et que les juridictions administratives annulèrent alors. Le Conseil d’État appliqua notamment la théorie des biens de retour au cas d’espèce, avec comme résultat que les biens de la requérante étaient censés avoir appartenu aux pouvoirs publics même antérieurement à la passation de la concession de service public et le retour gratuit de ces biens à la personne publique. Il ajouta que les parties pouvaient « prendre en compte l’apport de ces biens ayant initialement appartenu à la requérante dans la définition de l’équilibre économique du contrat, à condition que, eu égard notamment au coût que représenterait l’acquisition ou la réalisation de biens de même nature, à la durée pendant laquelle les biens apportés [pouvaient] encore être utilisés pour les besoins du service public et au montant des amortissements déjà réalisés, il n’en résult[ait] aucune libéralité de la part de la personne publique. » Selon la décision, il y a libéralité dès que l’indemnisation dépasse l’amortissement des investissements réalisés.
Le raisonnement de la majorité nous interpelle à plusieurs égards.
Tout d’abord, l’arrêt juge inutile de trancher la question de savoir s’il y a eu en l’espèce expropriation ou non, se basant à cet effet sur l’affirmation, par le Gouvernement, que par l’application de la règle des biens de retour, il n’y a pas eu de privation de propriété. Or, il nous semble évident qu’il y a eu, dans les présentes circonstances, expropriation. C’est par l’effet de la loi du 9 janvier 1985 que la propriété de la requérante a été immédiatement transférée à la partie publique. Il s’agit d’une application élargie et discutable du régime des « biens de retour » à des biens acquis à titre privé à une époque où la délégation du service public n’avait pas été conclue entre les parties. Il ne peut pas y avoir eu de « retour » des biens dans le giron public car ceux-ci appartenaient à l’origine à la requérante. La CCVU l’avait bien reconnu puisque dans les dispositions contractuelles convenues entre parties, les remontées mécaniques et autres équipements étaient qualifiés de « biens de reprise ». D’ailleurs, dans ses conclusions devant le Conseil d’État, le rapporteur public avait clairement affirmé au sujet de ces remontées mécaniques, qu’il s’agissait d’« un cas de figure tout à fait exceptionnel, où l’atteinte portée aux conditions d’exercice du droit de propriété résulte directement de la loi ». Il avait en outre ajouté qu’au moment de la signature de la concession les biens étaient partiellement ou entièrement amortis et que leur valeur nette comptable était donc sans rapport avec le coût que représenterait pour la collectivité la réalisation ou l’acquisition de biens comparables auprès d’un autre partenaire (paragraphe 21 de l’arrêt). Il en résulte que l’équilibre concessif était affecté et qu’une action contre l’État sur le fondement du dol ou de l’enrichissement sans cause aurait seule pu y remédier.
Par ailleurs, il nous semble difficile de suivre le raisonnement de la majorité de la chambre selon laquelle « la société requérante ne pouvait ignorer que le régime de la délégation de service public, qui comprend la règle des biens de retour, s’appliquerait à son cas » (paragraphe 59 de l’arrêt). En effet, la société requérante a signé plusieurs accords, à savoir, la délégation initiale de service public le 28 décembre 1998, l’avenant du 18 novembre 2011, et le protocole d’accord approuvé en 2014 ; or, aux termes de tous ces accords la CCVU s’engageait à lui verser une somme d’argent correspondant à la reprise des remontées mécaniques, et des autres biens d’équipement ayant servi au fonctionnement de la station de ski. Même si ces conventions n’engageaient pas l’État central directement, elle engageait une collectivité publique représentant une de ses émanations décentralisées. La société requérante pouvait donc s’attendre à percevoir une indemnisation correspondant à un prix de rachat des biens acquis sur ses deniers propres, d’autant que ni la signature des conventions, ni l’appel à concurrence n’avaient soulevé d’objections ni même de questionnements de la part des autorités préfectorales.
La requérante avait-elle un réel choix d’échapper à l’application de la réglementation relative aux concessions de service public avec leur corollaire, la règle des biens de retour ? Il est dit au paragraphe 68 de l’arrêt qu’à l’issue de la période transitoire instaurée par la loi, la requérante aurait pu cesser son activité et céder ses équipements au prix du marché, à l’amiable ou à la suite d’une procédure d’expropriation. Cette affirmation étonne. Si nous comprenons bien la réglementation française en la matière, le caractère de service public des remontées mécaniques en montagne a été affirmé par la jurisprudence dès 1959, bien avant la loi du 9 janvier 1985 (v. le paragraphe 28 de l’arrêt). Or, si ces remontées et équipements relevaient du service public, l’indemnisation en cas de cession – volontaire ou moyennant expropriation – aux pouvoirs publics ne devait-elle pas obéir aux principes affirmés par le Conseil d’État en matière d’indemnisation en cas de retour de biens affectés au service public, à savoir que celle-ci ne saurait dépasser le montant non amorti des investissements, toute somme négociée ou attribuée au-delà étant considérée comme constituant un enrichissement sans cause ?
Nous sommes encore surpris de l’affirmation, dans le paragraphe 77 de l’arrêt, selon laquelle la requérante « aurait pu saisir le juge administratif d’un recours de plein contentieux en vue de se faire attribuer une somme destinée à restituer l’équilibre économique du contrat, plaider dans ce cadre que l’accord approuvé par les délibérations de la CCVU du 28 juillet 2014 contribuait à l’équilibre économique du contrat, faire valoir que l’annulation de ces délibérations, qui empêchait la mise en œuvre de cet accord, avait rompu cet équilibre, et réclamer une indemnité destinée à le rétablir. » En effet, selon la jurisprudence du Conseil d’État, toute indemnité qui dépasse la valeur amortie des investissements est à considérer comme une libéralité de la personne publique. Dans cette optique, toute indemnité supplémentaire, loin de rétablir l’équilibre économique, ne ferait que le rompre. Or, en l’espèce, la requérante avait depuis longtemps amorti ses investissements lorsqu’elle entra dans le contrat de concession de service public, ce que personne ne conteste ; ainsi tout recours ultérieur destiné à récupérer la moindre indemnisation supplémentaire aurait été voué à l’échec.