Master 2 "Droit de la Montagne" - UGA USMB
Effarouchement renforcé de l’ours brun – Illégalité (violation de l’article L. 411-2 du code de l’environnement)
19/02/2021, Master 2 "Droit de la Montagne" - UGA USMB
Conseil d’État
N° 434058
ECLI:FR:CECHR:2021:434058.20210204
Inédit au recueil Lebon
6ème – 5ème chambres réunies
Mme Cécile Vaullerin, rapporteur
M. Olivier Fuchs, rapporteur public
Lecture du jeudi 4 février 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 29 août 2019 et le 5 janvier 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, l’association Ferus – Ours, Loup, Lynx, l’association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel, l’association Pays de l’Ours – Adet, le comité écologique ariégeois, l’association Nature Comminges, l’association Nature en Occitanie, le fonds d’intervention écopastoral, l’association France nature environnement Hautes-Pyrénées, la société nationale de protection de la nature et d’acclimatation de France et l’association Animal Cross demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir l’arrêté du 27 juin 2019 du ministre d’Etat, ministre de la transition écologique et solidaire et du ministre de l’agriculture et de l’alimentation relatif à la mise en place à titre expérimental de mesures d’effarouchement de l’ours brun dans les Pyrénées pour prévenir les dommages aux troupeaux ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la Constitution, notamment son Préambule ;
– la directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 ;
– le code de l’environnement ;
– le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme A… B…, auditrice,
– les conclusions de M. Olivier Fuchs, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. D’une part, l’article 12 de la directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage, dite directive » Habitats » prévoit que : » 1. Les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales figurant à l’annexe IV point a), dans leur aire de répartition naturelle, interdisant : (…) b) la perturbation intentionnelle de ces espèces, notamment durant la période de reproduction et de dépendance (…) « . L’ours brun (Ursus arctos) est au nombre des espèces figurant au point a) de l’annexe IV de la directive. L’article 16 de la même directive énonce toutefois que : » 1. A condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, les Etats membres peuvent déroger aux dispositions des article 12, 13, 14 et de l’article 15 points a) et b) : (…) b) pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété « .
2. D’autre part, aux termes du I de l’article L. 411-1 du code de l’environnement, pris pour la transposition de la directive » Habitats » : » Lorsqu’un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l’écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation (…) d’espèces animales non domestiques (…) et de leurs habitats, sont interdits : 1° (…) la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces (…) « . Aux termes de l’article L. 411-2 du même code, pris pour la transposition de l’article 16 de la même directive : » Un décret en Conseil d’Etat détermine les conditions dans lesquelles sont fixées : 1° La liste limitative des habitats naturels, des espèces animales non domestiques (…) ainsi protégés ; 2° La durée et les modalités de mise en oeuvre des interdictions prises en application du I de l’article L. 411-1 ; 3° La partie du territoire sur laquelle elles s’appliquent (…) ; 4° La délivrance de dérogations aux interdictions mentionnées aux 1°, 2° et 3° de l’article L. 411-1, à condition qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante, pouvant être évaluée par une tierce expertise menée, à la demande de l’autorité compétente, par un organisme extérieur choisi en accord avec elle, aux frais du pétitionnaire, et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle : (…) b) Pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage (…) et à d’autres formes de propriété « .
3. Enfin, pour l’application de ces dernières dispositions, l’article R. 411-1 du code de l’environnement prévoit que la liste des espèces animales non domestiques faisant l’objet des interdictions définies à l’article L. 411-1 est établie par arrêté conjoint du ministre chargé de la protection de la nature et du ministre chargé de l’agriculture. L’article R. 411-6 du même code précise que : » Les dérogations définies au 4° de l’article L. 411-2 sont accordées par le préfet, sauf dans les cas prévus aux articles R. 411-7 et R. 411-8. / (…) « . Son article R. 411-13 prévoit que les ministres chargés de la protection de la nature et de l’agriculture fixent par arrêté conjoint pris après avis du Conseil national de la protection de la nature » (…) / 2° Si nécessaire, pour certaines espèces dont l’aire de répartition excède le territoire d’un département, les conditions et limites dans lesquelles les dérogations sont accordées afin de garantir le respect des dispositions du 4° de l’article L. 411-2 du code de l’environnement « .
4. Pris sur le fondement de ces dernières dispositions, l’arrêté attaqué du 27 juin 2019 a pour objet de fixer, à titre expérimental jusqu’au 1er novembre 2019, les conditions et limites dans lesquelles des dérogations à l’interdiction de perturbation intentionnelle des ours bruns peuvent être accordées par les préfets en vue de la protection des troupeaux domestiques. Son article 2 autorise le recours à des moyens d’effarouchement selon deux modalités, l’effarouchement simple, par des moyens sonores, olfactifs ou lumineux, et l’effarouchement renforcé, au moyen de tirs non létaux. L’article 3 de l’arrêté fixe les conditions de mise en oeuvre de l’effarouchement simple, justifiée par la survenance d’au moins une attaque sur l’estive lors de l’année précédente ou d’au moins quatre attaques cumulées au cours des deux années précédentes. L’usage de la dérogation est conditionné à l’utilisation de moyens de protection du troupeau tels que définis par les plans de développement ruraux ou de mesures reconnues équivalentes, sauf si le troupeau est reconnu comme ne pouvant être protégé. Les dispositions prévoient une information préalable par les agents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage et un compte-rendu annuel de réalisation adressé au préfet. L’article 4 de l’arrêté précise les modalités de mise en oeuvre de l’effarouchement renforcé, subordonné à la mise en place de l’effarouchement simple et à la survenance, malgré la mise en oeuvre effective de moyens d’effarouchement simple, d’une deuxième attaque en moins d’un mois ou, sur les estives ayant subi au moins quatre attaques sur les deux dernières années, dès la première attaque imputable à l’ours. L’article 5 de l’arrêté prévoit l’autorisation du directeur du parc national des Pyrénées pour toute mesure d’effarouchement dans le coeur du parc.
5. Il est constant que l’ours brun ne vit plus en France que dans le massif des Pyrénées. Alors que l’effectif de l’espèce en France comptait encore environ 150 individus au début du XXème siècle, la population ursine a connu un fort déclin au cours de ce siècle pour ne plus compter que 7 ou 8 individus dans les années 1980. En dépit du régime de protection institué en 1981 et des réintroductions effectuées à compter de 1996, l’état de conservation de l’espèce n’a pas retrouvé un caractère favorable au sens de l’article 1er de la directive 92/43/CEE du 21 mai 1992. Il ressort ainsi des différentes études produites au dossier que les effectifs d’ours bruns dans la chaîne pyrénéenne s’élevaient à une cinquantaine d’individus en 2019. Il ressort, en outre, du rapport d’évaluation établi le 26 septembre 2013 par le Muséum national d’histoire naturelle à la demande du Gouvernement que, malgré l’évolution positive des effectifs et de l’aire de répartition et malgré la stabilité de l’habitat de l’espèce, les perspectives futures restent défavorables, dans la mesure où les effectifs sur l’aire de répartition demeurent inférieurs à la valeur de référence jugée nécessaire pour assurer la survie de l’espèce, estimée à une centaine d’individus.
Sur le moyen tiré de la méconnaissance du principe de précaution :
6. Si les requérantes soutiennent que l’arrêté attaqué méconnaîtrait le principe de précaution tel que défini par l’article 5 de la Charte de l’environnement, les risques invoqués pour la viabilité de l’espèce, s’agissant d’une règlementation ayant pour objet d’organiser les conditions de mise en oeuvre de dérogations au principe de protection des espèces protégées et de leurs habitats posé par la directive 92/43/CEE du 21 mai 1992 et les articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement, ne sont pas au nombre de ceux, présentant des incertitudes en l’état des connaissances scientifiques, visés à cet article. Dès lors, le moyen soulevé ne peut, en tout état de cause, qu’être écarté.
Sur les moyens tirés de la méconnaissance de l’article L. 411-2 du code de l’environnement :
En ce qui concerne le moyen tiré de la méconnaissance de la condition relative à l’existence de dommages importants à l’élevage :
7. Les dispositions de l’article 3 de l’arrêté attaqué conditionnent le recours à des mesures d’effarouchement simple au fait que le troupeau ait subi » au moins une attaque sur l’estive au cours de l’année précédant la demande ou d’au moins quatre attaques cumulées sur l’estive au cours des deux années précédant la demande « . Les dispositions de l’article 4 de l’arrêté attaqué autorise la mise en oeuvre de mesures d’effarouchement renforcé » dès la deuxième attaque intervenue dans un délai inférieur à un mois (…) ou, pour les estives ayant subi au moins quatre attaques cumulées sur les deux années précédentes, dès la première attaque imputable à l’ours (…). » Une attaque est définie à l’article 3 de l’arrêté attaqué comme » toute attaque pour laquelle la responsabilité de l’ours n’a pas pu être exclue et donnant lieu à au moins une victime indemnisable au titre de la prédation de l’ours « . Les dispositions de l’arrêté attaqué ne permettent ainsi le recours à des mesures d’effarouchement, simple ou renforcé, que dans le cas où le troupeau concerné a déjà subi des dommages caractérisés. Par suite, le moyen tiré de ce que l’arrêté attaqué méconnaîtrait la condition relative à l’existence de dommages importants à l’élevage posée à l’article L. 411-2 du code de l’environnement ne peut qu’être écarté.
En ce qui concerne les moyens tirés de la méconnaissance de la condition relative au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations de l’espèce dans son aire de répartition naturelle et de la condition relative à l’absence d’autre solution satisfaisante :
8. Si la nécessité de protéger les élevages est au nombre des motifs qui peuvent justifier, aux termes des dispositions précitées de la directive 92/43/CEE du 21 mai 1992, une dérogation à l’interdiction de perturbation intentionnelle des conditions de vie d’une espèce protégée au titre de l’article L. 411-1 du code de l’environnement, dont l’état de conservation est défavorable, de telles mesures dérogatoires ne sauraient être légalement adoptées que si elles ne portent pas atteinte au maintien des populations concernées dans leur aire de répartition naturelle et ne compromettent pas l’amélioration de l’état de l’espèce.
9. Il ressort des pièces du dossier, en particulier du rapport réalisé par le conseil général de l’environnement et du développement durable et le conseil général de l’alimentation de l’agriculture et des espaces ruraux, publié en septembre 2018, qu’en l’état des connaissances disponibles, les mesures d’effarouchement simple par des moyens sonores, olfactifs ou lumineux, mises en oeuvre dans les conditions prévues par l’arrêté attaqué, ne sont pas de nature à porter atteinte au maintien des populations d’ours ou à compromettre l’amélioration de l’état de conservation de l’espèce.
10. En revanche, l’article 4 de l’arrêté attaqué, sous réserve que soient remplies les conditions qu’il prévoit en termes d’attaques des troupeaux, permet à tout éleveur, groupement pastoral ou gestionnaire d’estive de déposer auprès du préfet une demande de dérogation permettant le recours à l’effarouchement par des tirs non létaux de toute arme à feu chargée de cartouches en caoutchouc ou de cartouches à double détonation et prévoit que les dérogations accordées sont délivrées pour deux mois et sont reconductibles deux fois. Il permet la mise en oeuvre de ces opérations d’effarouchement renforcé par l’éleveur ou le berger, titulaires du permis de chasser, ou par des lieutenants de louveterie ou par des chasseurs ou par des agents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, après une formation préalable par les agents de cet Office. En ouvrant ainsi ces possibilités de recourir à l’effarouchement renforcé, sans encadrer davantage ses conditions de mise en oeuvre, les dispositions de l’arrêté attaqué relatives à ce mode d’effarouchement ne permettent pas de s’assurer, eu égard aux effets d’un tel effarouchement sur l’espèce, que les dérogations susceptibles d’être accordées sur ce fondement par le préfet ne portent pas atteinte, en l’état des connaissances prévalant à la date de l’arrêté attaqué, au maintien des populations concernées dans leur aire de répartition naturelle et ne compromettent pas l’amélioration de l’état de l’espèce. Par suite, les associations requérantes sont fondées à soutenir que l’arrêté, en tant qu’il prévoit des mesures d’effarouchement renforcé, méconnaît les dispositions de l’article L. 411-2 du code de l’environnement et est entaché d’illégalité.
Sur les conclusions relatives aux frais d’instance :
11. Il y a lieu dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat une somme de 2 000 euros à verser à l’association Ferus – Ours, loup, lynx et autres au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Les termes » deux » et » l’effarouchement renforcé, à l’aide de tirs non létaux » de l’article 2 ainsi que l’article 4 de l’arrêté du 27 juin 2019 relatif à la mise en place à titre expérimental de mesures d’effarouchement de l’ours brun dans les Pyrénées pour prévenir les dommages aux troupeaux sont annulés.
Article 2 : L’Etat versera à l’association Ferus – Ours, loup, lynx et autres une somme de 2 000 euros, au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l’association Ferus – Ours, Loup, Lynx, première dénommée pour l’ensemble des requérantes, à la ministre de la transition écologique et au ministre de l’agriculture et de l’alimentation.